Jusqu'au 31 juillet, la galerie Mimmo Scognamiglio de Milan accueille la première exposition solo de Chiharu Shiota en Italie. Le titre, plutôt accueillant : Follow the line. Si vous voulez un conseil, n'essayez pas. La ligne en question est du genre tordue. Car si l'artiste griffe ses dessins de toutes sortes de segments aléatoires, sa présence dans l'espace des galeries n'en est pas moins barrée.Sa signature : les fils de laine. Shiota tisse dans l'espace des multitudes de liens qui rassemblent et emprisonnent des objets et des lieux.
Elle voulait être peintre, mais ses installations lui apportent plus de succès. Elle accroche malgré tout ses gribouillages, de temps à autres, face à ses toiles d'araignées. Des travaux toujours très distincts, malgré leur unité graphique avec ces traits entremêlés : Shiota affirme qu'elle ne réalise pas de croquis préparatoires pour ses installations.
L'artiste japonaise a fait parler d'elle par son œuvre The key in the hand, à la 56e biennale de Venise.
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The key in the hand, Biennale de Venise |
Dans le pavillon consacré au Japon, la petite dame et ses assistants ont accroché environ 50 000 clefs à des fils de laine rouge traversant et emplissant tout l'espace entre le plafond et les murs, comme des toiles d'araignées. Deux barques de bois brut voguaient dans ce brouillard de laine et de métal, parmi d'autres clefs éparpillées au sol. Autant d'histoires suspendues ou délaissées par des navigateurs invisibles.
« En général je travaille à partir de choses personnelles, avance l'auteur dans un anglais nippon, mais cette fois j'exposais dans le pavillon national, je devais penser au Japon. Le titre de mon travail est The key in the hand. Une clef, cela a beaucoup de significations, et quand on a une clef en main, on a une chance. Cela veut dire que l'on a le futur en main. Si l'on perd la clef, on perd une partie possible de sa vie. Ces bateaux représentent les mains, et ces mains tiennent 50 000 clefs. En tout, il y a 80 000 clefs. »
D'un point de vue contextuel, il est difficile de ne pas remarquer un parallèle avec la représentation de l'immigration clandestine. Les barques rudimentaires et vides ont en elles-mêmes une dimension funeste, et les clefs suspendues y semblent désigner la promesse trop lointaine d'un futur, d'un lieu de vie. Cependant l'artiste ne fait aucunement mention de ce sujet, bien qu'il s'applique de manière très cohérente à son propos. Est-ce par ignorance de cette dimension ou au contraire par souci de l'inclure dans un propos universel ?
Ce travail rappelle Boltanski pour sa démesure, mais surtout Annette Messager, pour cette dimension d'inquiétante étrangeté. L'usage de matières douces et rassurantes comme la laine, déplacé dans un rôle qui confine à l'absence et au symbolique, supprime tout idée de confort et appelle des images comme les trois Parques, tout à fait en accord avec des barques de Charon.
Chiharu Shiota, comme dit plus haut, a fait du fil de laine sa marque de fabrique. Elle relie ainsi des chaussures, des lits, des robes, au gré des expositions. Son univers est bicolore : elle l'explique noir pour l'univers, rouge pour le corps humain. Une symbolique héritée en partie de l'ukiyo-e, peinture traditionnelle japonaise qui faisait appel à ces deux couleurs comme principales sources de contraste. Par ailleurs le noir et le rouge ont des connotations spirituelles dans la culture japonaise : le noir est rattaché au bouddhisme et à un univers morbide, le rouge est la couleur des temples shinto qui célèbrent un sacré omniprésent. Mais aussi, et bien sûr, le rouge couleur du sang, analogie universelle d'après M. Pastoureau.
Le rouge est donc chez Chiharu Shiota le lien sanguin, celui de la vie humaine. C'est celui qu'elle choisit également dans son œuvre Over the continent, où elle relie environ 400 chaussures individuelles assorties d'étiquettes écrites par leurs propriétaires, racontant leurs histoires. En revanche, pour son installation Sleeping is like death,elle opte pour le fil noir qu'elle fait jaillir de lits paraissant ainsi englués dans l'espace. Jugeant alors l'installation incomplète, elle décide d'incorporer dans chaque lit un humain endormi. Cette installation – performance devient alors en premier lieu une exposition de l'individu, inscrit dans un imbroglio de connexions cosmiques.
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Sleeping is like death, galerie Daniel Templon |
La jeune Japonaise, débutant à Berlin, a eu pour professeurs Marina Abramovic et Rebecca Horn. Une explication facile pour son goût de la performance qui transparaît dans chacune de ses œuvres. En effet, si elle ne fait pas systématiquement appel à des performers, les objets qu'elle met en scène, comme les clefs, sont de véritables ambassadeurs de vies anonymes, des signifiants d'un récit auquel ils ont pris part. L'oeuvre de Shiota se révèle donc profondément individuelle, et tire sa force et son harmonie de la multitude d'individualités présentées.
« Beaucoup de clefs ont été données, depuis l'Amérique et le Japon. Je vis à Berlin et j'ai demandé à des musées de collecter des clefs auprès des visiteurs. Quand j'ai reçu les clefs, elles comportaient beaucoup de messages de leurs propriétaires. En les lisant, même si je n'ai jamais rencontré ces gens, je pouvais les deviner à travers leurs histoires. »
L'oeuvre ne consiste-t-elle donc pas essentiellement dans le geste de collecte de l'artiste ? Car la notion principale exprimée dans The key in the hand est l'accumulation de ces fragments d'horizons divers. Il aurait été tout à fait possible de fabriquer ces clefs à l'occasion de la Biennale, mais Shiota insiste sur l'importance du récit contenu et représenté par l'objet, et l'acte de rassemblement de ces vécus. Ainsi son travail, bien qu'aboutissant sur une installation, relève de la performance, collective ou participative.
Ces affinités avec la performance ne sont pas sans rappeler le groupe Gutaï, né dans le Japon d'après-guerre, qui s'enracine dans les questions de l'identité japonaise : où trouver matière à tisser les liens d'une nouvelle culture ? Dans les valeurs traditionnelles de l'Empire, ou dans la pesante influence des Etats-Unis ? Nombre d'artistes y répondent par la tangente d'une nouvelle vague, entre expérimentation et spiritualité. C'est ici que naît la danse Butô, sorte de manifeste des mouvements de l'esprit, ou encore l'oeuvre vertigineuse de Mishima. Autant de rapports au sacré qui ont imprégné Chiharu Shiota avant son départ pour Berlin : le début de sa vie artistique se mêle à une rupture avec son pays, qu'elle ne cesse de repriser.
Son fil d'Ariane, qui affirme son identité au sein d'un monde flottant, c'est le rêve de matérialiser les réseaux invisibles de nos propres récits : passé et avenir, vie et absence, tous formés par des chemins similaires et uniques.
M.T.
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